Célébrer les femmes et les filles dans le domaine des sciences : entrevue avec Mme Sevgui Erman (PH. D.)

Par : Ainsley Sullivan et Nashveen Mendes, Statistique Canada; Sevgui Erman, Conseil national de recherches Canada

Introduction

En 2030, les Nations Unies doivent présenter les réalisations relatives aux 17 objectifs de développement durable, dont l'égalité entre les sexes fait partie. Le 11 février marque la Journée internationale des femmes et des filles de science visant à promouvoir l'égalité entre les genres dans le domaine des sciences, des technologies, du génie et des mathématiques, et l'élimination des stéréotypes fondés sur le genre. Dans le cadre de la promotion de cette journée particulière, nous nous sommes entretenus avec Mme Sevgui Erman, femme éminente dans le domaine de la science des données, dont la carrière couvre plusieurs secteurs du domaine de la science des données, des technologies numériques et de l'analytique.

Mme Sevgui Erman est entrée au Conseil national de recherches Canada (CNRC) au début de 2022 et dirige des programmes et services de recherche dans les domaines de la vision artificielle, du traitement du langage naturel, de l'analyse avancée et de l'informatique quantique, entre autres. Son objectif est de faire progresser la recherche et l'innovation au Canada, grâce à l'accélération de la découverte, la promotion de la modélisation et des jumeaux numériques, de l'analyse de textes multilingues, de la sécurité et de la protection de la vie privée. Avant d'entrer au CNRC, Mme Erman était scientifique en chef des données et directrice principale de la Division de la science des données à Statistique Canada. Elle a dirigé la Stratégie de la science des données de l'organisme et lancé le Réseau de la science des données pour la fonction publique fédérale qui, à ce jour, compte plus de 3 000 membres. Mme Erman est titulaire d'un doctorat de l'université Paris-Sud en traitement de signal et commande des systèmes, deux domaines étroitement liés à l'intelligence artificielle (IA).

Madame Erman, comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la science des données et qu'est-ce qui a suscité votre passion pour ce domaine?

La science des données a toujours été présente tôt dans ma carrière et mes études. J'ai souvent souhaité optimiser des processus et des produits grâce aux données et à la technologie. Mon doctorat, en particulier, portait sur la conception technique robuste. J'ai eu recours à la modélisation pour relever les paramètres de conception menant à l'optimisation des performances d'un produit en atténuant les pires dégradations de performances dues à des facteurs environnementaux, de fabrication ou autres. Aujourd'hui, en principe, nous appliquons une approche similaire aux découvertes de nouveaux matériaux grâce à l'IA, en recherchant avec efficacité l'espace des paramètres permettant de trouver une nouvelle conception optimale.

En 2005, j'ai obtenu un brevet en télécommunications optiques. Je suis particulièrement attachée à ce brevet, car cet algorithme a permis une amélioration substantielle des performances de système, accroissant ainsi la portée de la transmission du signal. Cet algorithme traitait des mégadonnées en temps réel et a été mis en œuvre sur plusieurs plateformes Nortel Optical Metro à l'époque. Cet événement a éveillé ma passion.

À StatCan, je me souviens des défis liés à la manipulation des données de lecteurs optiques. En 2017, StatCan composait avec des dizaines de millions d'enregistrements à traiter chaque semaine. Nous avons pu régler cet enjeu en ayant recours à l'IA. Je me souviens également de l'enthousiasme lors de la conférence C2 à Montréal en juin 2017, où j'ai pris conscience de l'émergence de l'écosystème dynamique de l'IA au Canada. La science des données était en passe de devenir un outil puissant. Récemment, j'ai collaboré à la rédaction d'un document publié dans le Harvard Data Science Review, qui décrit la façon dont la science des données permet l'innovation et soutient l'élaboration de produits statistiques pertinents et de confiance.

Je suis toujours passionnée par le travail dans ce domaine. La science des données demeure un domaine très dynamique et en constante évolution. Le développement récent du modèle ChatGPT d'OpenAI illustre la croissance de ce secteur et démontre à quel point il est formidable d'être dans une époque où nous pouvons interagir avec de puissantes technologies et contribuer à des solutions dans le monde réel.

Selon vous, quelles sont les réussites du gouvernement du Canada dans le domaine de la science des données? Quels sont les principaux obstacles au sein des ministères empêchant la progression de leurs capacités?

Je pense qu'une des réussites est de faire progresser la science avec détermination. Tout au long de la pandémie, la méthodologie de la science des données a soutenu la fourniture de statistiques actuelles et de grande qualité. Collectivement, notre travail en science des données se concentre sur la résolution de problèmes concrets et l'atteinte de résultats pratiques. À StatCan, la science des données sert à soutenir la création de nouveaux produits et à permettre une prestation de services efficace grâce à l'automatisation. À titre d'exemple, extraire des renseignements de documents en format PDF et en d'autres formats peut prendre beaucoup de temps et StatCan a recours à des techniques de science des données pour automatiser ce processus d'extraction de renseignements. Un autre exemple est l'utilisation de la science des données en construction et en agriculture, afin de détecter le début de la construction de bâtiments ou de déterminer les superficies des serres à partir de l'imagerie satellite ou cartographique. L'objectif à long terme dans ces cas est de remplacer, en partie, une enquête existante et de réduire le fardeau de réponse.

Au CNRC, la science des données sert à contribuer à de nouvelles connaissances et propriétés intellectuelles, à la croissance économique et à un avenir plus sain pour le Canada. De nouvelles méthodes sont utilisées, par exemple, en bioinformatique pour la découverte de médicaments qui interrompent la croissance du cancer ou l'élaboration de diagnostics présymptomatiques de maladies liées à l'âge, comme la démence. La vision artificielle sert à la surveillance automatique de risques en matière d'ergonomie et de fatigue dans le secteur de la fabrication de pointe, ainsi que l'imagerie en temps réel dans le cadre de l'impression 3D de la fabrication additive volumétrique.

En matière d'obstacles, j'estime qu'il faut en faire plus pour accéder aux talents. Du fait de l'expansion de l'IA dans l'ensemble des secteurs d'activités, l'accès aux scientifiques des données et aux ingénieurs de données reste limité.

Il ne s'agit pas d'un blocage, mais d'un défi. Nous devons augmenter plus rapidement les rendements. Dans ce contexte, la collaboration est primordiale; nous ne pouvons pas faire cela seuls. Nous devons travailler avec d'autres innovateurs, le milieu universitaire, les entreprises et les partenaires internationaux. Au CNRC, par exemple, cela se fait par l'intermédiaire de réseaux pancanadiens portant sur des programmes de défis et par l'entremise de centres de collaboration dans les universités canadiennes. Nous travaillons de concert pour trouver des solutions créatives, pertinentes et durables en vue de résoudre les défis canadiens.

Il est également important de se concentrer vivement sur l'infrastructure de calcul, afin d'assurer de bons résultats au Canada. Les organisations continuent de progresser sur ce front, comme dans les domaines du développement de capacités infonuagiques et des grappes sur site. Nous avons besoin d'une infrastructure évolutive qui puisse soutenir des collaborations multipartites entre organisations.

Image de Sevgui Erman
Description : Image de Sevgui Erman

Texte dans l'image : sortez de votre zone de confort. Cela est important, car cela vous pousse à apprendre et, surtout, à accroître votre contribution personnelle.

Sevgui Erman, Directrice exécutive, Centre de recherche en technologies numériques, Conseil national de recherches Canada

En matière d'avenir, quelles occasions ou quels défis éventuels voyez-vous dans le domaine de la science des données au Canada?

Nous vivons une période palpitante et des occasions existent pour créer un meilleur avenir pour l'humanité. Dans le cas de la préservation de la santé de l'océan, par exemple, nous pouvons utiliser l'IA pour modéliser la contamination par des éléments pathogènes ou la visionique pour protéger et suivre les baleines. Au Canada, nous avons la possibilité de tirer parti de la diversité et de fournir aux organisations des perspectives uniques et des solutions créatives. Les équipes de la science des données sont d'excellents exemples de groupes hétérogènes en raison de la nature multidisciplinaire du travail. J'en ai été témoin à StatCan et j'en suis également témoin au CNRC. En technologies numériques, par exemple, des chercheurs ayant une formation en physique ont recours aux méthodes de traitement des signaux pour les recherches en biologie des systèmes aux fins de conception de nouvelles molécules et de nouveaux médicaments. Notre travail en synthèse vocale de langues autochtones rassemble une équipe diversifiée comprenant des chercheurs de collectivités autochtones. Leurs résultats démontrent à quel point la diversité contribue à l'innovation. Je pense qu'il s'agit d'une approche gagnante lors de l'établissement d'équipes : mettre sur pied des équipes diversifiées dont les antécédents professionnels sont variés, tout comme les origines, les cultures et les genres, ainsi que les personnes vivant avec un handicap, qui peuvent trouver des réponses uniques à des problèmes complexes.

L'IA éthique doit être au centre de notre travail, afin de fournir des solutions n'entraînant aucune discrimination, mais réduisant les préjugés. Il est important que les scientifiques des données passent en revue les résultats selon divers angles, afin de cerner d'éventuels préjudices et garantir les avantages pour la population canadienne. La transparence et la responsabilité vont de pair. Au Canada, des progrès substantiels ont été réalisés grâce à la directive du Secrétariat du Conseil du Trésor sur la prise de décisions automatisées. Les lignes directrices de StatCan concernant la qualité et l'apprentissage automatique sont un excellent outil pour les praticiens des données. Le projet de loi 27 récemment déposé sur le plan de mise en œuvre de la Charte du numérique permet de faire progresser l'engagement du Canada en matière d'IA responsable. Au CNRC, nous mettons sur pied un programme visant à faire progresser davantage les méthodes de transparence et d'explication, ainsi que la recherche en technologies de protection de la vie privée qui permettent de travailler sur des sources de données de nature plus délicates.

Quel conseil donneriez-vous aux personnes souhaitant poursuivre une carrière en science des données?

Maintenez le facteur humain au centre de tout ce que vous faites, votre équipe, vos collègues, vos partenaires. C'est ce qui compte le plus. L'écosystème au sein duquel vous évoluez détermine l'incidence que vous pouvez avoir. Le travail d'équipe est essentiel. Je suis très reconnaissante des occasions dont j'ai pu profiter et je continue à travailler avec des équipes et des collègues talentueux, intelligents et incroyables qui s'engagent à faire progresser la science et à créer une incidence positive pour la société.

Je crois également que des conversations directes et honnêtes sont un élément clé de notre réussite. Rien n'est plus précieux qu'une discussion ouverte, dès le départ, sur les défis potentiels et les risques dans toute entreprise et tout travail en commun, afin de trouver des solutions utiles et de tirer parti des expériences antérieures et de générer de nouvelles idées.

Mon conseil aux femmes en particulier est que même si la science des données est un domaine majoritairement masculin, les femmes devraient tout de même s'y investir. Leurs diverses perspectives et expériences de vie contribuent à un environnement plus riche, générant de nouvelles idées et favorisant la créativité. Je pense que nous avons besoin de sensibiliser les femmes aux occasions qui existent pour elles et j'encourage les filles à poursuivre des carrières et à aller jusqu'au bout de leur intérêt dans le domaine des sciences, des technologies, du génie et des mathématiques.

Au fil des années, quelle grande leçon (personnelle, pédagogique ou professionnelle) vous vient en tête que vous pourriez transmettre à nos lecteurs?

J'aimerais vous faire part de deux leçons. La première, c'est de sortir de sa zone de confort. Cela est important, car cela vous pousse à apprendre et, surtout, à accroître votre contribution personnelle. On peut commencer par se servir d'un nouvel outil, travailler dans un nouveau domaine spécialisé, utiliser un nouvel algorithme. Ce sont toutes des occasions de croissance et des éléments essentiels pour travailler dans un environnement à rythme rapide. J'ai travaillé dans les secteurs public et privé ainsi que dans le milieu universitaire, dans les domaines des télécommunications, de la production statistique et des technologies de l'information. À chaque étape de ce parcours, j'étais ouverte à l'idée d'apprendre des choses différentes et j'ai pu réellement apporter une contribution.

Chacune de ces expériences a contribué à me façonner en tant que professionnelle et à développer mon style de leadership. Elles m'ont permis d'avoir une écoute empathique, d'être inclusive et de rechercher des solutions consensuelles.

La deuxième leçon, c'est d'être motivée, de prendre des risques et de les assumer. En fait, c'est ce que de nombreux chercheurs sont invités à faire tôt dans leur carrière, lorsqu'ils utilisent de nouvelles technologies et travaillent pour faire évoluer la science. Je recommande une publication qui m'a inspirée lors de la création de l'Accélérateur de la science des données en 2017 et qui s'intitule The Lean Startup par Eric Ries. Ce livre fournit des conseils pratiques pour une expérimentation scientifique rapide intégrée au cycle de vie du développement de produits, en partant du principe que l'on puisse créer une « jeune entreprise » dans toute organisation ou tout environnement.

Avez-vous des mots inspirants à transmettre aux jeunes scientifiques des données?

Je pense qu'il est important d'être reconnaissant pour les petites choses qui nous rendent heureux. Il nous revient de faire de la place pour ces moments dans nos vies. Il y a trois ans, j'ai reçu un diagnostic de cancer du sein, qui a été décelé tôt. J'ai profité d'un excellent soutien médical ainsi que d'un soutien formidable de mes collègues. J'avais aussi ma famille aimante à mes côtés et j'ai donc été reconnaissante qu'une telle expérience s'avère positive. Le cancer m'a fait voir le monde sous un autre angle et m'a permis, en fait, de me concentrer sur ce qui compte le plus. J'ai cessé de m'inquiéter à savoir si j'étais bien équilibrée sur tous les fronts. J'ai plutôt appris à me faire une idée précise de ce à quoi je voulais consacrer du temps. Mon conseil est d'avoir le courage de ne pas entrer dans un quelconque moule et d'accepter d'être « en déséquilibre ». Je recommande également le livre Off Balance de Matthew Kelly.

Voici donc mes mots d'encouragement pour les jeunes scientifiques des données. Quelle est votre passion? Qu'est-ce qui vous stimule et qu'est-ce qui vous fait vraiment rêver? Je vous encourage à rêver grand, car votre passion est votre carburant. Vous faites partie de notre avenir. Vous apportez une nouvelle énergie et votre travail permettra la livraison de projets qui feront progresser la science et l'innovation. Par conséquent, autorisez-vous à tout bousculer et à être « en déséquilibre ».

Conclusion

Depuis mars 2022, Mme Erman dirige les programmes de recherche en technologies numériques, en se concentrant sur l'accélération de la découverte scientifique et l'innovation dans les domaines de la santé, de la fabrication de pointe, de l'économie bleue et de l'informatique quantique. Mme Erman est enthousiaste à l'idée de continuer à collaborer avec ses collègues, alors qu'ils utilisent la science des données pour créer une incidence significative au Canada et dans le monde.

Abonnez-vous au bulletin d'information du Réseau de la science des données pour la fonction publique fédérale pour rester au fait des dernières nouvelles de la science des données.

Date de modification :